La Vigie, cofondée par Olivier Kempf également cofondateur d'EchoRadar, me fait l'amitié et l'honneur d'accueillir en exclusivité mon premier article écrit en 2018. A tout seigneur tout honneur, le voici également premier article de mon blog. Bonne lecture.
Comme le rappelait Igor Delanoe
dans un récent article [1]
« la zone Asie-Pacifique recèle une série de défis sécuritaires
« durs » » parmi lesquels la « menace de nucléarisation des
États de la région » devenue l’un des probables game changers internationaux des prochaines années. Depuis
l’élection du président étasunien Trump fin 2016, les échanges verbaux et
belliqueux avec Kim Jong-un ont dangereusement fait monter la pression sur la
péninsule coréenne. Ni l’apparente détente observée depuis les Jeux Olympiques
d’hiver de février 2018 à PyongChang en Corée du Sud ni la promesse d’un
dialogue direct entre Donald Trump et Kim Jong-un ne semblent pas, à ce stade,
empêcher la République démocratique de Corée de franchir rapidement le seuil de
capacité nucléaire militaire.
(Source) |
Cet article interroge les conséquences
directes que la possession d’armes balistiques porteuses d’engins nucléaires nord-coréennes
pourrait avoir sur son voisinage notamment pour deux pays eux-mêmes
potentiellement proches du seuil nucléaire militaire : la Corée du Sud et
le Japon.
Qu’est-ce que le
« seuil nucléaire militaire » ?
Au préalable, il est nécessaire de
tenter d’apporter une définition acceptable [2]
du concept de « seuil nucléaire militaire». Pour le chercheur Bruno
Tertrais « c’est une expression à bannir car personne ne l’entend de la
même manière ». Cette façon un peu
abrupte de souligner qu’il y a autant de
définitions que de situations passées et présentes n’interdit pas de considérer
la définition du « modèle japonais » comme celle la plus proche de
l’objet de cette réflexion. Autrement dit, nous considérons dans cet article
que le « seuil nucléaire militaire » est la capacité pour un pays de
se doter rapidement (12 à 24 mois) de la matière fissile au travers de
l’enrichissement pour fabriquer plusieurs armes nucléaires aptes à être lancées
balistiquement sur un autre pays. Sous-entendu qu’un pays au seuil nucléaire
devra au préalable disposer d’un certain nombre d’éléments ici précisés :
-
Une filière nucléaire civile et son
infrastructure correspondante,
-
Une capacité en matière de recherche et
développement (ou la capacité de l’acquérir par un tiers)
-
Un ou plusieurs systèmes de lancement
balistiques fiables, une capacité spatiale (agence spatiale, lanceurs et
satellites) étant un facteur amplificateur,
-
Une coopération pleine et entière avec l’AIEA en
adéquation avec la signature du Traité international sur la non-prolifération des
armes nucléaires (TNP [3]).
Au-delà de la dizaine de pays
dotés de l’arme nucléaire, le directeur de l’AIEA estimait [4]
déjà en 2005 que le nombre de pays au seuil nucléaire se situait à « 30,
40 pays (…) ayant une capacité d’armement nucléaire qui pourrait, en quelques
mois, aboutir à l’arme nucléaire ».
L’industrie nucléaire
civile au Japon et en Corée du Sud
En dépit des bombardements atomiques
américains sur Hiroshima puis Nagasaki en août 1945, l’industrie nucléaire
japonaise est relativement ancienne (années 60). Le Japon possède une filière
industrielle complète avec notamment le troisième parc nucléaire mondial [5]
derrière les USA et la France. L’essentiel des 54 réacteurs électronucléaires
est cependant à l’arrêt depuis septembre 2013 suite à la grave catastrophe [6]
nucléaire de Fukushima consécutive au séisme puis au tsunami du 11 mars 2011.
Le Japon dispose de laboratoires et de réacteurs de recherche, de trois
constructeurs (Hitachi, Mitsubishi et Toshiba), d’une dizaine d’exploitants et
enfin de plusieurs autorités nationales.
La Corée du Sud quant à elle
possède [7]
25 réacteurs électrogènes en service, trois réacteurs de recherche, plusieurs
exploitants et un institut de recherche majeur (KAERI). Son programme nucléaire a démarré dans les
années 50 mais, paradoxalement face à l’incertitude stratégique liée à son voisin
du Nord, le nouveau président a confirmé [8]
la sortie du nucléaire en Corée du Sud pour 2060. Il a également indiqué [9]
fin octobre 2017 que la Corée du Sud ne développerait et ne posséderait pas
d’armes nucléaires en réponse à des velléités [10]
nationales récentes d’en développer.
Le Japon et la Corée du Sud
cochent donc les deux premières conditions exposées précédemment à savoir
l’existence d’une filière industrielle nucléaire complète et des capacités
majeures en matière de recherche et de développement. C’est sur le troisième
critère, l’existence de lanceurs balistiques et des capacités spatiales en
propre, que les deux pays divergent fortement.
L’industrie spatiale, élément clé du seuil nucléaire militaire
Si le Japon dispose indéniablement
d’une expertise spatiale ainsi que de l’une des agences spatiales parmi les
plus importantes du monde, maîtrisant entièrement la filière spatiale, des
lanceurs aux satellites y compris d’exploration [11]
spatiale, la Corée du Sud possède un retard important. Créée en 1989, son
agence spatiale KARI [12]
s’est principalement focalisée sur le développement de satellites d’observation
et de sondes lunaires dont le lancement est prévu au mieux pour 2020. Elle a
néanmoins réalisé plusieurs essais réussis de fusées-sonde dans les années 90
et 2000. Depuis l’échec du lanceur KSLV en 2009, elle développe le lanceur
KSLV-2 [13]
de 200 tonnes, 47,5 mètres de haut et trois étages dont le premier lancement
devrait intervenir en 2020. En cas de réussite, la Corée du Sud disposerait
alors d’un potentiel lanceur balistique de portée intercontinentale pouvant transporter
une charge comprise entre 0,5 et 1,5 tonne.
(Source) |
De l’antichambre au seuil, un pas ou deux suffirait
Indéniablement, le Japon et la
Corée du Sud possèdent les éléments fondamentaux qui leur permettraient l’accès
à la capacité nucléaire militaire. Avec une différence importante entre les
deux pays. Le Japon pourrait très probablement se doter de lanceurs fixes ou
mobiles dotés d’une ou plusieurs ogives nucléaires dans un laps de temps court.
Soit au minimum 12 mois sachant que posséder la maîtrise de rentrée dans
l’atmosphère d’un engin balistique serait sans doute la phase la plus difficile
à acquérir (par simulation, essais réels voire transfert technologique d’une
tierce partie). En cas de tensions très élevées en Asie du sud-est, dernier
stade avant un conflit régional ouvert et armé, le Japon se donnerait sans
doute l’objectif stratégique – qu’il atteindrait - de se doter de cette
capacité sous 12 mois.
La Corée du Sud, quant à elle,
est bien plus imprévisible comme le soulignait [14]
en septembre 2017 l’experte de l’Asie, Balbina Hwang. En théorie, elle ne
possédera pas la technologie spatiale suffisante avant 2020, date du premier
lancement prévisionnel du lanceur indigène KSLV-2. En admettant la réussite de
plusieurs lancements et l’adaptation d’une ogive dans la coiffe, le seuil
nucléaire militaire sud-coréen ne serait pas franchi avant 2021/2022. Cependant,
et sans doute de façon encore plus accrue que pour le Japon, les USA, garants
de la sécurité collective de la zone, pourraient accepter un transfert
technologique massif : lanceur balistique, maîtrise de la rentrée dans
l’atmosphère, miniaturisation des charges. Dans ce cas, et dans ce cas
seulement, la Corée du Sud pourrait se doter de l’arme nucléaire militaire en
2020 au plus tard.
Imprévisibilité et poker menteur
Les discussions qui viennent de se tenir à Singapour entre les USA et la Corée
du Nord ne devraient cependant pas changer la donne actuelle. Celle d’un
équilibre instable où les incertitudes sont nombreuses mais un équilibre quand
même. Dans le cas d’un hypothétique accord « miraculeux » qui entérinerait
la dénucléarisation totale de la péninsule coréenne, la Corée du Nord continuera
toujours de se situer sur le seuil nucléaire tandis que la Corée du Sud et
surtout le Japon pourraient y accéder en une paire d’années si ce n’est de
mois.
Finalement, savoir qu’une partie
de l’équilibre militaire et qu’une éventuelle course aux armements nucléaires
est entre les mains des deux seuls dirigeants étasunien et nord-coréen relève d’une
lecture stratégique peu lisible si ce n’est indéchiffrable. A l’imprévisibilité
commune à ces deux personnages s’ajoute une dose importante de pragmatisme
matinée d’une grande maîtrise au jeu du poker menteur. C’est un cocktail qui
pourrait s’avérer détonnant dans le cas où l’une des deux parties souhaiterait
faire « tapis » et viendrait à perdre ensuite la partie. Car à la
mauvaise foi manifeste des protagonistes s’ajoute indubitablement le caractère
affirmé du mauvais perdant. Qui s’il ne possédait plus d’atouts en main disposerait
néanmoins en dernier recours de la force militaire et du bouton nucléaire.
Voilà sans doute la partie de poker la plus chère et la plus dangereuse de ces
dernières décennies.
Eric Hazane, juin 2018
[1] http://echoradar.eu/2017/09/24/pacifique-flotte-oubliee/
[2] http://www.lefigaro.fr/international/2013/09/26/01003-20130926ARTFIG00559-iran-la-tentation-du-seuil-nucleaire.php
[3] http://www.un.org/fr/conf/npt/2015/pdf/text%20of%20the%20treaty_fr.pdf
[4] http://memri.fr/2012/11/05/liran-devient-un-pays-du-seuil/
[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_r%C3%A9acteurs_nucl%C3%A9aires_au_Japon
[6] https://fr.wikipedia.org/wiki/Catastrophe_nucl%C3%A9aire_de_Fukushima
[7] https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_r%C3%A9acteurs_nucl%C3%A9aires_de_Cor%C3%A9e_du_Sud
[8] https://www.lesechos.fr/19/06/2017/lesechos.fr/030392343891_la-coree-du-sud-amorce-sa-sortie-du-nucleaire.htm
[9] http://www.france24.com/fr/20171101-coree-sud-developpera-pas-arme-nucleaire-moon-jae-in
[10] http://www.europe1.fr/international/un-journal-sud-coreen-demande-a-seoul-la-bombe-nucleaire-3426656
et https://www.ladepeche.fr/article/2017/08/11/2626550-coree-sud-appels-multiplient-demander-arsenal-nucleaire.html
[11] https://www.futura-sciences.com/sciences/actualites/hayabusa-2-sonde-hayabusa-2-frole-terre-photographie-notre-planete-60728/
[12] https://fr.wikipedia.org/wiki/Institut_cor%C3%A9en_de_recherche_a%C3%A9rospatiale
[13] https://fr.wikipedia.org/wiki/KSLV-2
[14] Balbina
Hwang : « La Corée du Sud est très imprévisible » Le Figaro,
édition papier du 16 septembre 2017
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